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La Tunisie d’en bas : Khalti H’niya, la Mère Courage de Raoued

Vous la rencontrez sans la voir. D’ailleurs, elle ne demande pas d’être vue. Elle passe dans votre rue sans faire le moindre bruit. Elle ne vous adressera pas la parole parce qu’elle n’a rien à vous dire et ne souhaite déranger personne. Toutes les minutes de son temps sont très précieuses. Elle organise son existence sexagénaire autour de petites activités de survie. Entre autres occupations, Khalti H’niya est une «barbécha» (chiffonnière) professionnelle, à Raoued (Ariana). Portrait de cette Tunisienne qui se lève tôt, se couche tard… mais ne se plaint jamais.

Par Moncef Dhambri *

Elle répète à satiété «El-hamdoullah» (Dieu merci) d’être capable, chaque matin, de se lever aux aurores pour s’assurer que tout est prêt et en ordre pour attaquer une journée laborieuse et bien pleine. Un quotidien qui ne lui laisse que peu de temps pour la réflexion, pour l’interrogation. Sa journée, sa semaine et toute sa vie sont réglées comme du papier à musique. Et c’est tant mieux qu’il en soit ainsi : les gens d’en bas préfèrent éviter les questionnements; ils laissent la gymnastique aux autres, à certains autres…

Khalti H’niya a beaucoup mieux à faire. Son «vieux», Âm S’maïn, lui a acheté les 5 kilos de farine qu’elle aura à pétrir pour en faire du pain «tabouna» qu’ils écouleront à travers l’épicier du quartier. Justement, elle n’a pas de temps à perdre, elle doit au plus vite mettre en marche son four en terre cuite, en allumant les herbes sèches, brindilles et autres bois, qu’elle a ramassés la veille. Vendre la «tabouna» à 250 millimes assure le paiement des courses de la journée. D’ailleurs, une bonne partie de ces gains –la quinzaine de dinars– ne franchissent pas le pas de la porte de l’épicerie de Âm Mohsen. Ce qui reste permet au couple de faire face aux autres petites dépenses…

A 09 :00, Khalti H’niya, son sac de toile de jute sur le dos, attaque sa tournée du quartier et s’aventure même à plus de 5 kilomètres à la ronde. Elle couvrira ainsi, les mains nues, la bonne centaine de bennes à ordures, les fossés et les bas-côtés de sa zone d’opération –avec pour seul outil de travail le squelette d’un parapluie dont elle fait de multiples usages : il fait office de béquille quand, à s’être trop courbée, Khalti H’niya éprouve le besoin de se redresser pour soulager son dos. Il sert également à remuer les fonds des bennes, car la taille de notre Mère Courage (un petit mètre et cinquante-cinq centimètres, à vue d’œil) ne lui permet pas de sonder loin. La béquille de Khalti H’niya lui sert aussi à faire peur aux chiens errants –très nombreux, d’ailleurs, sur le parcours de notre combattante.

Deux heures et demi plus tard, elle a bouclé ses négociations avec Si Abderrahmen, le collecteur de bouteilles, et elle a empoché ses 2 ou trois dinars quotidiens : «à 800-900 millimes le kilo, c’est une bonne affaire», estime notre «barbécha».

A 12 :00 tapantes, la dame besogneuse est de retour chez elle, un petite pièce-cuisine loué à 50 dinars par mois –les toilettes et la salle d’eau étant communes aux quatre autres familles colocataires de cette «dar ârbi» de Si Mokhtar, le propriétaire qui ne rate jamais le rendez-vous mensuel de la collection des loyers.

Khalti H’niya retrouve, donc, son modeste chez-soi pour lancer le déjeuner-diner du jour, pour mettre un p’tit peu d’ordre dans sa demeure, faire la petite lessive quotidienne, en attendant que Âm Smaïn rentre pour manger ensemble ce que «Rabbi nous a offert», aime-t-elle à dire, toute reconnaissante.

À propos de Âm Smaïn, il est en arrêt-maladie depuis plus de cinq mois, suite à une chute de plus de quatre mètres sur un chantier de construction à la Marsa qui lui a valu un alitement de deux mois et demi.

Rien de bien méchant pour les gens d’en bas. «El-hamdoullah»… il y a pire.

Khalti H’niya et son époux savourent cette petite heure, parfois plus, de répit pour siroter ensemble leur thé rouge quotidien et papoter au téléphone portable avec leur fille unique Mahjouba qu’ils n’ont pas vue depuis avril 2020 –«à cause du maudit ‘‘coulouna’’ [le coronavirus, ndlr] qui a tout chamboulé dans la vie de tout le monde», s’indigne-t-elle.

Rien de bien grave pour les gens d’en bas… il y a pire.

Khalti H’niya retient l’essentiel : «Je sais que notre ‘Jouba’ [le petit nom qui colle à Mahjouba depuis une bonne quarantaine d’années, ndlr] est heureuse. Elle ne manque de rien. Son mari est un brave menuisier, un véritable bosseur. Il gagne bien sa vie. Ils ont deux gosses adorables, Omar et Najla. On meurt d’envie de les revoir. On attendra que le ‘‘coulouna’’ passe et on fera le déplacement à la Manouba.»

Pour leur bonheur, les gens d’en bas ne demandent rien à personne : ils le saisissent quand il vient et, lorsqu’il les boude, ils attendront sagement son retour tant qu’il le faudra. Sans amertume. Sans dépit.

Les gens d’en bas sont patients et tranquilles. Cela se lit sur le visage de Khalti H’niya : les rides nombreuses qui sillonnent son front et ses joues, ses tatouages aux quatre coins et sa très petite bouche, en raison de sa dentition réduite, parlent tous de la sérénité de cette grande dame.

Ses yeux –ses yeux bleus, eh oui !– sont la mer calme de ce bonheur indescriptible de Khalti H’niya (d’ailleurs, elle porte bien son prénom) qu’elle partage avec Âm Smaïn depuis…

Laissons de côté ce détail personnel de l’âge. Ce couple d’en bas discret mérite qu’on respecte sa vie privée. N’est-ce pas, mesdames et messieurs d’en haut ?

* Universitaire.

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