Les résultats préliminaires de l’enquête nationale sur la violence à l’égard des femmes en Tunisie, faite par l’Institut national de la statistique (INS) avec l’appui du fond des Nations Unies pour la population (UNFPA) et dont les résultats ont été présentés le 7 mars dernier, sont un scandale de méthodologie et une insulte pour les Tunisiennes et les Tunisiens.
Dr Monem Lachkam *
Pour ceux qui connaissent un peu les outils statistiques et même pour les profanes, faire dire ce qu’on veut à des enquêtes statistiques n’est une prouesse pour personne, et ce quand bien même la méthodologie est rigoureuse. Que dire alors quand la méthodologie est bancale?
Pour rester simple et pour ne pas vous noyer dans des détails techniques, une étude ou une enquête statistique obéit à des règles strictes établies sous forme d’un protocole ou une procédure assignée à toute l’équipe, notamment aux derniers maillons de la chaîne qui ne sont autres que les collecteurs de données.
Une étude sérieuse affiche toujours sa méthodologie et ne peut en aucun cas espérer être publiée dans un journal ou un magazine sérieux et indexée si la méthodologie n’est pas rigoureuse, d’ailleurs les dits journaux et magazines ont un comité de lecture pour ça et rejettent les enquêtes qui souffrent la moindre faille.
La première étape est bien entendu l’échantillonnage, qui doit être fait par un tirage au sort des personnes à interviewer, au hasard et sans la moindre sélection. Jadis on le faisait sur les bottins du téléphone et actuellement il y a des logiciels pour ça.
Tout ça pour dire que le fait d’envoyer de jeunes enquêteurs et de les charger de questionner un nombre de femmes par jour, sans leur donner un listing établi par un logiciel d’échantillonnage, constitue un biais d’échantillonnage et rend la dite enquête biaisée.
Le questionnaire lui-même doit observer des règles strictes. Dans notre pays et selon la cible, il doit être établi en dialecte tunisien, le plus simple possible, ne souffrant aucune ambiguïté et ne permettant aucune interprétation.
Alors laissez moi vous avancer quelques uns des résultats de cette enquête avant d’essayez de la mettre à mal en démontrant le manque de rigueur et la fragilité de la méthodologie.
Il paraîtrait d’après cette enquête que 84,7% des Tunisiennes âgées de 15 à 74 ans ont subi au moins un acte de violence tous types confondus. La palme d’or revient à Bizerte, Nabeul et Zaghouan avec 94,7% des femmes violentées; elles l’ont été toutes pour ainsi dire. La médaille d’argent revient à Sousse, Monastir, Mahdia et Sfax avec 90,9%, et donc il y en a une sur 10 qui prétend ne pas subir de violence et qu’on cherche toujours. Et la médaille de bronze revient à Kairouan, Sidi Bouzid et Kasserine avec 86,8% des femmes ayant subi au moins une violence depuis l’âge de 15 ans. Les régions où la femme subit la moindre violence seraient Gafsa, Gabès, Kebili, Médenine et Tataouine, où le taux est autour de 70%.
Orienter les politiques publiques
Les enquêteurs n’essayent même pas de nous expliquer cette disparité régionale et je les comprends, si c’est pour dire qu’ils ont merdé, on le sait déjà. Et je cite leur lumineuse conclusion : «La violence à l’égard des femmes est bien plus qu’un simple problème de société [car] elle fait peser une menace profonde pour l’harmonie sociale et compromet le progrès global du développement.»
Vous l’avez bien sûr compris et comme les enquêteurs le disent si bien : «Cette enquête a été entre autres réalisé afin de mieux orienter les politiques et l’action publique dans ce domaine».
Alors voyons un peu le côté surprenant de ces résultats. Nous avons retenu que 84,7% des femmes ont subi au moins une violence depuis l’âge de 15 ans avec des régions où les femmes seraient plus exposées à la violence et que 57,1% d’entre elles ont subi au moins un acte de violence les 12 mois précédents l’enquête. Encore plus dans le détail, 49,3% (soit la moitié) de ces violences seraient des violences morales (psychologiques et verbales).
Laissez-moi vous donner pour être précis, même si c’est un peu rébarbatif la définition de violence morale qui constitue 50% des violences dont la femme tunisienne serait victime : «La violence morale, dite aussi violence émotionnelle, est une forme de violence ou d’abus envers autrui sans qu’une violence physique soit mise en œuvre directement. Elle comprend toute agression verbale, telle que la diffamation, l’injure, la contrainte, la menace, l’abandon, la privation des droits et des libertés, l’humiliation, la négligence, la raillerie, le rabaissement et autres actes ou paroles portant atteinte à la dignité humaine de la femme ou visant à l’intimider ou la dominer».
En lisant cette définition de la violence morale ou aussi émotionnelle, je suis d’abord surpris par le nombre somme toute assez bas des victimes, car qui d’entre nous, homme ou femme, n’à pas fait l’objet d’agression verbale, de diffamation, d’injure, de menace, d’abandon et j’en passe les 12 derniers mois?
Quand on est académique et quand on est un tant soit peu rigoureux, avant de dire que près de 30% (50% de 57,1%) ont été au moins une fois victime de violence morale ces 12 derniers mois, on devrait examiner le même critère chez les hommes et s’ils ont été eux aussi victime de violence morale dans un pays où, le moindre qu’on puisse dire, c’est que c’est une monnaie courante, et qu’il n’y a pas de différence statistiquement significative entre les deux taux, ça deviendra une violence morale subi par le Tunisien en général et non pas par la femme tunisienne particulièrement. Et en attendant d’avoir établi un chiffre dans la population générale pour comparer, vous ne pouvez conclure à quoi que ce soit, même si l’on peut admettre que, dans notre société, les femmes soient plus exposées aux violences morales que les hommes, encore faut-il que cela soit prouvé par une enquête sérieuse.
L’enquête dit aussi que 42,7% des femmes mariées ou divorcées ou veuves ont subi au moins un acte de violence de la part de leurs maris ou ex-mari. C’est méconnaître la vie de couple tunisien. Cette rubrique mériterait techniquement d’être scindée en deux sous-groupes, les femmes mariées et veuves d’un côté et les femmes divorcées de l’autre. La violence morale chez les couples divorcés est un sport, que ce soit par les insultes, la diffamation, le chantage par les enfants ou par l’argent et j’en passe, mais sérieusement ce genre de pratique concernerait uniquement l’homme divorcé, rien n’est moins sûr ! Et dans ce contexte, je crois que les deux protagonistes excellent et rivalisent de génie pour se malmener mutuellement.
Quand les enquêteurs disent que 11,4% des femmes entre 15 et 74 ans ont subit au moins une fois une violence économique, j’ai envie de dire qui d’entre nous entre 15 et 25 ans n’a pas subi de violence économique ou du moins qui ne l’a pas ressentie en tant que telle, de la part de ses parents, frères, amis et autres. La discrimination en termes de rémunération, de promotion ou de formation existe bien entendu et il aurait fallu l’individualiser pour mieux la mettre en exergue plutôt que de la noyer dans un terme de violence économique qui dieu m’en est témoin parle à tous les Tunisiens qu’ils hommes ou femmes.
Enorme, choquant et effarant
La rubrique violence numérique et cybernétique est juste épatante. On nous dit, délinquants que nous sommes, que 47,9% des adolescentes de15 à 17 ans se connectent avec des inconnus et 37,1% d’entre elles ont subi au moins une fois une violence électronique. Il va falloir alors qu’on nous explique dans quelle bulle on a enfermé ces messieurs dames de l’enquête, car personnellement en n’acceptant que des personnes que je connais sur les réseaux sociaux, en ne me connectant que sporadiquement, au risque d’en faire des mécontents et en me limitant à discuter que de sujets bien choisis, je réussis à faire l’objet de violence numérique. On ne s’étonnera donc pas que des adolescentes de 15 à 17 ans qui se connectent pour la moitié d’entre elles avec des inconnus subissent des violences numériques. D’abord, on n’a pas besoin d’avoir fait de grandes écoles pour comprendre que c’est le problème de tous les adolescents, filles ou garçons, et qu’à moins de détenir des chiffres concernant les adolescents de sexe masculin pour comparer, ça restera le problème de tous les adolescents et non pas uniquement des adolescentes pour ensuite l’utiliser pour gonfler des chiffres de violences faites aux femmes.
Dois-je préciser que l’analyse de cette enquête et sa critique ne vise en aucun cas à minimiser les violences faites aux femmes ou à les banaliser, au contraire, je trouve que les chiffres avancés par l’enquête, et qui n’ont rien à voir avec la réalité, font beaucoup de mal aux Tunisiennes et aux Tunisiens qu’ils insultent.
Cependant, les chiffres qui se rapprochent le plus de la réalité dans cette enquête et qui ont été noyés dans un magma de données approximatives, sont le taux de violences physiques de 5,3%, à mon avis très sous-estimé, et de violences sexuelles de 15,6% qui l’est encore davantage. L’enquête Virage menée par l’Ined en France en 2016 trouve à peu près les mêmes chiffres, mais considère qu’a peu près une Française sur deux a déjà subi une agression sexuelle. Les résultats sont souvent faussés par la pudeur des victimes mais surtout par la peur de représailles.
Selon l’enquête de l’INS, 20,9% des Tunisiennes de 15 à 74 ans ont subi au moins une fois les12 derniers mois une violence physique ou sexuelle, c’est énorme, c’est choquant et c’est effarant. Pour que ça parle à chacun d’entre nous, à chaque fois qu’on est quelque part et qu’il y a des femmes, que ce soit des sœurs, des parentes ou des inconnues, disons-vous qu’une sur cinq de ces femmes a subi les 12 derniers mois, soit l’année en cours, au moins une violence physique ou sexuelle. Mais disons-nous aussi que ce chiffre est sous-estimé et qu’il est en réalité proche de 50%. Mais surtout disons-nous que leurs agresseurs ne viennent pas d’ailleurs, ce sont vous et moi et des personnes dans notre entourage en apparence bien propre sur eux.
* Médecin.
L’article Les violences faites aux femmes en Tunisie : une enquête biaisée est apparu en premier sur Kapitalis.
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