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Le 17 du ramadan, ou la défaite de l’utopie face à l’esprit de clan, en islam

Hichem Mechichi célèbre la bataille de Badr, le 17 ramadan, à Kairouan.

Hichem Mechichi a assisté à la commémoration de la bataille de Badr à Kairouan, le 17e jour du ramadan, et de la part d’un chef du gouvernement, même s’il s’agit d’un Etat musulman, et nonobstant la situation délicate que traverse le pays, cela peut, au XXIe siècle, constituer quelque peu une surprise. Quel message voulait-il donc transmettre?

Par Dr Mounir Hanablia

Le ramadan, ce mois lunaire sacré de l’islam, rappelle combien cette religion monothéiste, en adoptant le calendrier païen de la Jahiliya (ère anté-islamique), a emprunté au paganisme arabe qu’elle a militairement et politiquement combattu et apparemment supplanté. Ce ne serait pas la seule religion monothéiste à le faire; le christianisme et le judaïsme avaient déjà largement puisé dans le paganisme gréco-romain et moyen-oriental.

Al-Fitna al-koubra

Cependant, en faisant du ramadan un mois propice au jihad, l’islam avait supprimé l’institution de la trêve entre les tribus pendant des différents mois sacrés, qui jalonnaient le calendrier païen; il n’ y aurait désormais plus de trêve, ni pendant ramadan, ni pendant aucun autre des anciens mois sacrés du calendrier païen. Ce qui le distinguerait désormais du reste des autres mois de l’année serait le jeûne rituel, le «sawm». Or s’il est une journée particulière parmi toutes celles de ce mois, c’est bien celle du 17, qui, outre la fameuse bataille de Badr qui a posé le jalon fondateur de l’Etat monothéiste en Arabie, a vu l’apaisement durable du conflit armé pour le pouvoir politique qui avait ravagé la communauté naissante après la mort du prophète pendant une vingtaine d’années, et qui est demeuré connu pour la postérité comme la «fitna», c’est-à-dire textuellement la méprise (Hichem Djait l’a traduite par ‘‘La Grande Discorde’’, titre de l’un de ses ouvrages, Ndlr).

En effet ce conflit avait eu pour protagonistes 3 groupements politiques après l’élimination de celui de Aicha, la mère des croyants, vaincue avec Talha et Zoubeir à la bataille dite du chameau par Ali, cousin et gendre du prophète. Il y avait eu le parti de Ali, accusé par ses adversaires d’avoir couvert l’assassinat du calife Othman, d’y avoir participé, ou simplement d’en avoir été le complice en s’abstenant de lui porter secours. Face à lui se dressait celui de Moawiya, le gouverneur du Cham, commandant l’armée des marches byzantines, et réclamant le châtiment des assassins de Othman. Enfin il y avait eu les dissidents d’Ali, les Khawarej, ceux qui considéraient que le cousin du prophète, en acceptant le verdict de l’arbitrage du Coran en faveur de Moawiya, avait perdu sa légitimité.

La bataille de Badr représentée par une miniature persane.

Une guerre de légitimité

En fait, chacun des partis politiques représentait une légitimité. Celui de Ali incarnait la légitimité historique, celle de l’ancienneté dans la prédication et le combat contre le paganisme, et des liens du sang partagés avec le Prophète Mohamed. Celui de Moawiya traduisait la puissance de l’appareil politico-militaire mis en place au Cham et en Egypte, pour administrer les pays conquis et pour mener le jihad contre l’empire byzantin. Enfin celui des Qorra’is, les lecteurs du Coran, appelés Khawarej ou dissidents par leurs adversaires, et qu’on peut qualifier de légitimité révolutionnaire, s’appropriait la lecture exclusive du texte sacré en considérant que le pouvoir politique ne pouvait être dévolu que par la communauté des croyants, sur la base du seul mérite personnel, en l’occurrence la piété, en dehors de tout droit conféré par l’ancienneté, les liens du sang, la situation sociale, ou bien les responsabilités politiques, administratives, ou militaires. Mais le parti Qorra’i avait été militairement écrasé à la sanglante bataille de Nahrawan par Ali et cela allait avoir pour le cousin du prophète des conséquences funestes, d’abord en l’empêchant d’assurer une mainmise totale sur l’Irak, qui lui aurait donné les moyens humains, militaires et économiques de s’opposer à Moawiya au Cham appuyé par l’Egypte, ensuite en étant confronté aux entreprises terroristes de ceux parmi les Qorra’is qui ne voyaient plus en lui qu’un «kafir», un apostat, qu’ils n’auraient de cesse de combattre, suivant en cela les commandements du texte coranique tels qu’ils les lisaient et les interprétaient.

Aux origines du jihadisme islamique

En fin de compte, c’est ce mouvement militairement vaincu qui créerait une organisation secrète de propagande et d’action et qui aurait recours au terrorisme pour tenter d’éliminer tous les candidats impies au califat. Moawiya en réchapperait en s’abstenant de diriger la prière du matin le jour de l’attentat, son fidèle partisan Amr Ibn El Ass, le gouverneur de l’Egypte, également, en n’étant que blessé. Ali périrait d’un coup d’épée empoisonnée asséné par un homme qui avait agi par amour pour venger une jeune fille dont le père et le frère avaient péri en combattant contre lui. Ce n’est toutefois pas l’amour qui aura eu raison de Ali et de la légitimité de la maison du prophète à diriger la «oumma», ni les antagonismes politico-idéologiques avec ses partisans devenus ses adversaires, mais bien la vieille «âsabiya» tribale, le prix du sang, que l’islam avait en vain prétendu éliminer en renversant les idoles, qui continuera de s’opposer à la fraternité religieuse et à la solidarité supra tribale que le prophète avait voulu instaurer dans le combat contre les tribus païennes, à commencer par la sienne propre, celle de Qoraich.

C’est en réclamant le prix du sang du calife Othman, accusé de favoritisme et de tolérer la corruption dans sa famille, et assassiné par les précurseurs égyptiens des Qorra’is, que Moawiya, dont le père Abu Sufyan avait pourtant combattu le prophète jusqu’à sa victoire, justifierait ses ambitions politiques contre Ali et accèderait à sa mort au califat, en fondant une dynastie tirant sa légitimité des liens du sang et de la conduite du jihad lancé à la conquête du monde.

Ce devoir de défense de l’honneur de la famille et de la tribu hérité de la Jahiliya arabe demeurera toujours suspendu comme une épée de Damoclès prête à remettre en question les conquêtes à priori les plus durables du jihad, et l’Espagne en demeurera le cas le plus représentatif.

Si donc on en revient au 17 du mois de ramadan, il correspond toujours dans l’imaginaire collectif musulman à la victoire de l’islam avec la bataille de Badr en 624, la première du jihad sur la «âsabiya», glorifiée par la sourate Al-Anfal à laquelle, ainsi que l’a fait le député Mohamed Affes, on emprunte toujours 15 siècles après des versets pour convaincre des milliers de jeunes désœuvrés d’aller s’engager dans les rangs d’Al-Qaida ou de l’Etat islamique, contre d’autres musulmans qualifiés de mécréants.

En réalité, et avec la mort de Ali et l’avènement de Moawiya en l’an 661, cette date commémore aussi, face à l’utopie de la fraternité islamique qui a volé en éclats, le triomphe définitif de la réalité des valeurs arabes tribales pré-islamiques, celles de la «âsabiya», et des ambitions politiques auxquelles le jihad arabe sera désormais assujetti jusqu’à l’arrivée des Turcs à la tête du califat abbasside, du sultanat seljoukide, de ceux d’Egypte et de Delhi, qui récupéreront à leur propre profit l’institution du jihad, signifiant par là même le passage des Arabes à l’arrière-plan de l’histoire jusqu’à la grande révolte du Hijaz de 1916 contre les Ottomans, à l’instigation des Anglais.

Les intérêts du clan contre la primauté de la nation

L’islamisme au pouvoir au XXIe siècle n’est autre que le dernier avatar de la «âsabiya» investissant l’Etat pour le soumettre aux intérêts du clan comme le fait si bien la mafia, et usant du terrorisme et de l’anathémisation (jihadisme), comme moyen de propagande, de recrutement, d’agrégation, et de mobilisation, ou sous-traitant le jihad au bénéfice de commanditaires étrangers, dans le but de perpétuer sa domination sur le pays, et de servir ses intérêts propres.

M. Mechichi, en commémorant donc publiquement cette journée chargée d’histoire, aurait dû préciser s’il en célébrait la défaite de l’allégeance tribale au bénéfice d’une nouvelle conscience éthique universelle, ou bien la subornation définitive de cette dernière au profit d’une vieille mentalité exclusive immuable privilégiant le clan. Autrement dit, il se devait de préciser s’il se présentait en qualité de chef du gouvernement du pays, ou bien de celui servant les intérêts du seul parti Ennahdha. Il ne l’a évidemment pas fait, et c’est tout dire.

* Médecin de libre pratique.

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