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Francophonie : Le report du sommet de Djerba ou la diplomatie à géométrie variable du Canada

Pour le Canada, qui a demandé et obtenu le report du Sommet de la Francophonie de Djerba, le président tunisien Kaïs Saïed est moins fréquentable que son homologue rwandais Paul Kagamé, l’un des derniers dictateurs de l’Afrique.

Alors qu’il a été le principal artisan du report du Sommet de la Francophonie, initialement prévu pour les 20 et 21 novembre derniers en Tunisie, terre de liberté en transition politique pacifique, le Canada ne voit aucune objection à l’organisation du prochain sommet du Commonwealth par le Rwanda, pays gouverné par un des régimes les plus totalitaires de la planète. Une attitude inéquitable et déshonorante, un échec cuisant de la diplomatie tunisienne, et une plus que jamais nécessaire indépendance du Québec.

Par Ilyes Zouari *

Le Canada s’est récemment illustré en œuvrant activement pour sanctionner la Tunisie à travers le report du sommet de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), qui aurait dû se tenir il y a quelques jours à Djerba. Or, force est de constater que ce même Canada, qui se trouve être également le second contributeur au budget du Commonwealth (tout comme pour l’OIF), n’a manifesté aucune objection à la tenue du prochain sommet de cette organisation, en 2022, dans un des pays les plus totalitaires au monde, à savoir le Rwanda.

En effet, ce pays d’Afrique de l’Est est officiellement dirigé depuis l’an 2000, et de facto depuis 1994, par un président (Paul Kagamé, Ndlr) qui n’est autre que le seul des dirigeants africains à continuer à se faire élire avec environ 99% des voix (98,6 % lors des dernières élections de 2017), et qui a même changé la constitution en 2015 afin de pouvoir se maintenir en place jusqu’en 2034, soit 40 années de règne.

Plus grave encore, le régime rwandais se distingue tristement par le fait d’être le champion du monde des assassinats politiques à l’extérieur des frontières du pays, ayant éliminé à lui seul plus d’opposants à l’étranger que l’ensemble des autres dictatures réunies de la planète. Rien que pour cette année, la presse internationale a abondamment relayé l’assassinat de deux opposants politiques, le premier en Afrique du Sud au cours de mois de février, et le second au Mozambique au mois de septembre. Ce dernier assassinat, unanimement attribué au régime rwandais, fut d’ailleurs facilité par l’intervention militaire et anti-djihadiste du Rwanda dans le nord du pays, de nature à pousser les autorités mozambicaines à fermer les yeux (intervention qui aurait été financée par la France, le Rwanda étant toujours un des pays les plus pauvres d’Afrique, contrairement à la propagande officielle, avec un PIB par habitant de seulement 798 dollars début 2021, selon la Banque mondiale).

La diaspora rwandaise est la plus surveillée au monde

Ainsi, la diaspora rwandaise est la diaspora la plus surveillée au monde, vivant dans un climat de terreur permanent, comme en témoigne la parution d’un long article sur le sujet en octobre 2019, publié par le grand média canadien francophone Radio Canada et intitulé «Des espions parmi nous». Mais à ces crimes régulièrement commis à l’étranger, s’ajoutent d’autres crimes bien plus nombreux perpétrés dans le silence à l’intérieur même du pays, ainsi que de nombreuses incarcérations d’opposants qui sont alors systématiquement accusés de terrorisme. Et ce, à l’instar de l’ancien directeur de l’hôtel des Mille Collines, mondialement respecté pour avoir sauvé la vie de plus d’un millier de Tutsis pendant le génocide de 1994, mais qui vient d’être condamné en septembre dernier à 25 ans de prison… après avoir été kidnappé lors d’une escale dans un pays étranger !

Et comme si tout cela n’était pas suffisant, ces crimes s’ajoutent à tous ceux ayant été commis par le régime rwandais au Congo-Kinshasa voisin (ou République démocratique du Congo, RDC), où il est unanimement considéré comme le principal responsable du désordre frappant l’est du pays et de la mort de quelques millions de personnes au cours des deux décennies ayant suivi le génocide rwandais. Un désordre qui permet d’ailleurs au Rwanda d’exploiter dans la plus grande illégalité les richesses minières de la RDC, à tel point que le pays se classe régulièrement à la première ou seconde place mondiale des producteurs et exportateurs de tantale (un élément stratégique extrait à partir d’un minerai appelé coltan), malgré la pauvreté de son sous-sol en la matière.

Le régime sanguinaire rwandais est protégé par les Etats-Unis et Israël

Ainsi, le Rwanda n’est autre aujourd’hui que le seul pays au monde à piller à grande échelle les richesses d’un pays voisin. Un pillage désormais reconnu de tous sur la scène internationale, et rendu possible grâce à une protection diplomatique totale et féroce de la part des États-Unis (tout comme pour Israël, au Moyen-Orient), qui avaient d’ailleurs œuvré dès la fin des années 1980 à l’installation au pouvoir de Tutsis anglophones venant de l’Ouganda, et descendants de rwandais exilés, afin de contrôler l’est de la RDC tout en faisant basculer le Rwanda dans l’espace anglophone.

Les nombreux massacres perpétrés à partir de l’Ouganda et au début des années 1990 par les forces armées et entraînées par les États-Unis, et qui s’ajoutaient ainsi au terrible souvenir du génocide commis contre les Hutus du Burundi voisin en 1972 par le pouvoir tutsi de l’époque (extermination des Hutus d’une partie du territoire, faisant entre 150 000 et 300 000 morts et provoquant la fuite vers l’étranger d’un nombre à peu près comparable de personnes, dans un pays de seulement trois millions de Hutus), firent émerger un climat de terreur et de paranoïa qui conduisit hélas au génocide de 1994. Un drame dont le fait déclencheur fut l’assassinat simultané de deux présidents, ceux du Rwanda et du Burundi, par le tir d’un missile ayant abattu l’avion qui les transportait (un double assassinat unique dans l’histoire de l’humanité).

Dans ce cadre, il ne fait d’ailleurs jamais oublier les écrits de Boutros-Ghali, ancien secrétaire général égyptien de l’Onu, qui avait déclaré en 1998, deux ans après avoir quitté ses fonctions, que ce génocide «est à 100 % de la responsabilité américaine… Il est de la responsabilité de l’Amérique, aidée par l’Angleterre, mais il y a aussi la passivité des autres États». Une déclaration exagérée, certes, mais qui révèle bien le niveau de responsabilité des États-Unis dans le génocide rwandais, et plus globalement dans les troubles de la région des grands lacs depuis la fin des années 1980 (les États-Unis interdirent même à l’Onu d’utiliser le terme «génocide» pendant 23 longues journées et quelques centaines de milliers de morts après que la France l’ait utilisé pour la première fois, le 16 mai 1994, et ce, afin d’empêcher toute condamnation internationale des massacres, et par conséquent toute intervention militaire de nature à arrêter rapidement le génocide… mais également la progression des Tutsis anglophones venant de l’Ouganda…).

La Tunisie est un pays démocratique où les libertés sont respectées

Pour revenir à la Tunisie, les choses peuvent simplement se résumer en ces quelques mots : en Tunisie, rien de tout cela. En effet, la justice fonctionne correctement, la liberté d’expression est réelle, et le pouvoir en place n’est responsable d’aucun désordre sécuritaire, ni à l’intérieur du pays ni dans les pays voisins. La seule déficience en matière de démocratie consiste en la suspension provisoire (par le président Kaïs Saied, Ndlr) des activités d’un parlement qui avait déjà perdu toute légitimité aux yeux de l’écrasante majorité de la population, accusé d’être davantage à la solde d’intérêts particuliers et de puissances étrangères qu’au service des intérêts du pays.

En effet, la corruption et la mauvaise gouvernance ont atteint de tels niveaux au cours de la dernière décennie, que la Tunisie, autrefois modèle de développement économique et social pour l’ensemble du monde arabe et du continent africain, en dépit de certaines lacunes, fait désormais partie des dix pays les plus endettés du continent, en plus d’être sur le point de devenir le pays le plus pauvre de l’ensemble de l’Afrique du Nord.

Quant aux ingérences étrangères, celles-ci ont également atteint des niveaux records, et se sont notamment traduites par le maintien et le renforcement de l’accord commercial fort défavorable avec la Turquie, et par une interférence dans les affaires intérieures de la Libye, au bénéfice de cette même Turquie. Au niveau commercial, cette dernière est désormais, avec la Chine, le partenaire le plus défavorable des sept pays avec lesquels le niveau de commerce annuel de biens dépasse la barre du milliard de dollars. Ainsi, le taux de couverture des importations par les exportations n’a été que de 14% en 2019, contre, par exemple, un taux de 142 % avec la France (la Tunisie réalisant ainsi un confortable excédent commercial avec la France, alors qu’elle enregistre un énorme déficit avec la Turquie, néfaste à son économie).

Pour ce qui est de la question libyenne, ces dernières années ont été marquées par le soutien publiquement affiché par le président du parlement tunisien au gouvernement provisoire de Tripoli, qui contrôle l’ouest de la Libye en s’appuyant notamment sur des milices criminelles et esclavagistes, pratiquant divers trafics illicites, le kidnapping et le commerce honteux de milliers de nos frères africains. En prenant ainsi ostensiblement position sur le dossier libyen, et en nouant une étroite relation avec les autorités de Tripoli (dont les dimensions ne sont peut-être pas encore toutes connues, compte tenu de ce qui se dit dans l’Est de la Libye…), le chef de parlement avait ainsi clairement outrepassé ses prérogatives, en empiétant volontairement sur le domaine réservé du chef de l’État.

Un échec cuisant pour la diplomatie tunisienne

Bien loin d’être une dictature, la Tunisie est donc un pays qui traverse une période de transition politique visant à consolider à la fois les acquis de la révolution et la souveraineté nationale, en sanctionnant les différentes parties ayant dévoyé cette révolution à leur profit personnel et à celui de puissances étrangères dont l’influence n’a guère été bénéfique au pays. Une période nécessaire afin que les institutions tunisiennes puissent redémarrer sur de saines et solides bases, et qui rappelle d’ailleurs celle qu’avait connue la France dans les six mois ayant suivi l’arrivée du Général de Gaulle au pouvoir, en juin 1958, afin de mettre fin à l’anarchie politique qui régnait dans le pays.

La Tunisie, où la liberté d’expression est garantie, est donc à des années lumières de pouvoir être comparée au futur pays hôte du sommet du Commonwealth. Une organisation qui s’accommode d’ailleurs fort bien des régimes totalitaires, comme en témoigne le fait que les seuls pays francophones lui ayant adressé une demande d’adhésion fassent partie des pays les moins démocratiques d’Afrique francophone (le Gabon et le Togo, dont le dossier semble bien avancé). En effet, il est intéressant de constater qu’aucune démocratie francophone africaine n’a demandé à adhérer à cette organisation, tout comme il est intéressant de noter qu’aucune dictature anglophone africaine n’ait pu adhérer à l’OIF au cours des trente dernières années (la Ghana et la Gambie étant déjà des démocraties à leur adhésion). Des éléments qui tendent à démontrer que la raison économique officiellement avancée par le Gabon et le Togo afin d’expliquer leur souhait d’adhérer au Commonwealth n’est qu’un prétexte ne reflétant pas leurs réelles motivations. Un doute qui n’est d’ailleurs plus vraiment permis lorsque l’on sait que l’Afrique subsaharienne francophone est économiquement la partie la plus dynamique du continent, dont elle continue à être le moteur de la croissance (mais aussi la moins endettée, et historiquement la plus stable d’Afrique subsaharienne).

Le deux poids deux mesures de la diplomatie canadienne est donc, en réalité, un échec cuisant pour la diplomatie tunisienne, qui n’a pas su mettre le Canada face à ses terribles contradictions devant les autres pays membres de l’OIF. Une diplomatie tunisienne qui savait autrefois faire respecter le pays, de l’indépendance à la révolution, à tel point qu’aucune puissance étrangère n’osait réellement critiquer le pouvoir en place, en dépit des défauts qu’il pouvait avoir. Mais cet échec, c’est également celui de la presse tunisienne, qui n’a pu se mobiliser suffisamment, et qui paie ainsi le prix de sa méconnaissance du continent africain.

* Président du Centre d’étude et de réflexion sur le monde francophone.

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Article du même auteur dans Kapitalis :

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